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Planète Bleue
16 septembre 2006

Où est passé le mobilier de la République?

L'Etat présente au public la richesse des palais nationaux lors des Journées du patrimoine. Des meubles aux œuvres d'art, il s'est pourtant montré fort négligent. Vols, pertes, destructions... Etonnant inventaire de disparitions longtemps restées taboues

La façade du palais Thott, à Copenhague, rayonne d'une splendeur immaculée. A l'intérieur de cette demeure du XVIIe siècle, que la France a rachetée pour en faire son ambassade au Danemark, chaque pièce suscite l'éblouissement. Prenez ces deux commodes Louis XV qui contribuent à la majesté des lieux. Il ne faut pourtant pas se fier aux apparences: l'une d'elles n'est qu'une copie. Réalisée chez un ébéniste de qualité, pour le compte d'un ambassadeur. Le diplomate, en poste ici dans la seconde moitié du XXe siècle, aimait tellement l'art qu'il est reparti avec l'original… L'histoire est connue de quelques initiés du Quai d'Orsay. Elle n'a pourtant fait l'objet d'aucune plainte. La disparition d'œuvres appartenant à l'Etat, dans les hauts lieux de la République, à la suite de vols ou - comme c'est le plus souvent le cas - de négligences, est longtemps restée un sujet tabou.

Depuis dix ans, un conseiller maître à la Cour des comptes, Jean-Pierre Bady, est chargé d'en dresser l'inventaire. Il préside la Commission interministérielle de récolement des dépôts d'œuvres d'art. Son enquête évoque un monumental jeu de pistes, digne des meilleurs polars: la mission traverse les couloirs des palais nationaux, s'attarde dans les bureaux des préfets, inspecte les salles de réception des ambassades, osant des incursions dans les appartements de fonction de hauts responsables de la République. Il s'agit d'inventorier et de localiser quelque 180 000 œuvres (tableaux, tapisseries, meubles, sculptures ou encore photographies) prêtées, il y a parfois fort longtemps, par la Direction des musées de France, le Mobilier national ou encore le Fonds national d'art contemporain.

Patrimoine: l'état des lieux

Le dernier rapport de la Commission interministérielle de récolement des dépôts d'œuvres d'art recense les pièces prêtées à chaque institution. Le tableau ci-dessus détaille les œuvres non localisées - celles qui ne se trouvent pas à l'endroit mentionné dans l'inventaire - celles qui sont présumées détruites (par accident ou à cause d'un événement historique) et celles présumées volées. Ces chiffres, arrêtés en décembre 2005, ne prennent pas en compte les représentations en province et à l'étranger. L'Elysée, qui dispose de 439 œuvres, n'a pas encore été inventorié.

Le paysage que dessinent les inspecteurs rappelle la désolation des champs de bataille après l'affrontement. Sur environ 120 000 œuvres inventoriées, 16 698 sont portées manquantes! Soit un taux de perte de 13,8%. Et encore ne s'agit-il là que d'une moyenne… Car toutes les institutions ne semblent pas aussi bien tenues, comme le montrent les statistiques du dernier rapport, révélé par L'Express. Cette volatilisation du patrimoine de l'Etat a déjà débouché sur le dépôt de 500 plaintes environ, confiées très discrètement à la Brigade de répression du banditisme, à l'Office central de lutte contre le trafic des biens culturels et aux gendarmes de la Brigade de recherches de Paris. Les enquêtes judiciaires ont, pour la plupart, été classées sans suite, faute d'auteur identifié ou identifiable. Selon le parquet de Paris, aucun suspect n'a été mis en examen. Mais, de fil en aiguille, d'audition en audition, les investigations ont permis de retrouver la trace de quelques trésors. Et de sensibiliser les plus hautes autorités de l'Etat à leur préservation.

Une sculpture de 2 mètres retrouvée dans un jardin public
Ainsi, en novembre 2004, Jean-Louis Debré, président de l'Assemblée nationale, signale à la justice que 39 pièces, censées se trouver au Palais-Bourbon, demeurent introuvables. Telle table à jeux Restauration en acajou a été aperçue pour la dernière fois en 1950. On est sans nouvelle d'une bergère premier Empire, déposée là en 1954, à l'époque où l'Hémicycle résonne des débats parlementaires sur l'Indochine. Ce fauteuil accueille-t-il le postérieur d'une gloire de la République ou celui d'un monte-en-l'air opportuniste?

Même si Jean-Pierre Bady affirme ne pas avoir l' «esprit policier», il se pique au jeu. Grâce à une indiscrétion, un «tuyau», dirait la police judiciaire, il a pu remettre la main sur un tableau du Dominiquin. Cette huile sur cuivre, de 43 x 35,8 centimètres, représente la Vierge à l'enfant avec saint François. Peinte en 1621, elle fut ensuite donnée à Marie de Médicis. A la fin du XIXe siècle, le Louvre la prête au musée de Toul. Jusqu'à ce jour de 1939 où elle se consume dans l'incendie du musée. C'est, du moins, ce que l'on croit pendant des années. La commission Bady apprend qu'on l'a repérée dans les années 1970 sur un mur d'un bâtiment municipal de Toul. Le magistrat de la Cour des comptes remue ciel et terre pour la retrouver. Et recueille cette information: «Le tableau décore le salon d'un notaire lorrain.» Les policiers n'ont plus qu'à aller décrocher le Dominiquin. La bonne foi du «propriétaire», qui affirme l'avoir acheté à un brocanteur, n'a pas été mise en doute.

Rwanda: le temps des pillards

Si des œuvres d'art ont disparu dans le tourbillon des révolutions russe ou turque et, bien sûr, lors de l'occupation allemande, la France a récemment perdu des pièces majeures de son patrimoine sur le continent africain: en avril 1994, au Rwanda, le personnel quitte précipitamment les locaux de la représentation diplomatique, au terme de cinq nuits d'émeutes. L'ambassade est mise à sac par les pillards. Les archives partent en fumée. Trois œuvres inestimables disparaissent: Le Temps des cerises, une tapisserie des Gobelins, ainsi que Malestricta et Madagascar, deux tapisseries d'Aubusson. Prêtées par le Mobilier national, elles sont alors victimes des troubles qui préfigurent le génocide.

C'est parfois dans les méandres de l'Histoire que la piste se perd. Où se trouve désormais le tableau prêté à la Société de tir d'Alger, alors que le drapeau français flottait encore sur l'Afrique du Nord? Qu'est devenu un autre, prêté au ministère des Colonies? De temps à autre surviennent de petits miracles. Un dessin de Raoul Dufy a ainsi été retrouvé intact dans les réserves d'un musée de l'est de la France. Il a un nom porte-bonheur: Notre-Dame de la chance. Quant au Poète et la muse, une sculpture en marbre de 2,10 mètres de hauteur, ils avaient pris la clef des champs, s'échappant du ministère de l'Agriculture, où ils avaient été livrés en 1896. On les a vus récemment, badinant dans un paisible jardin public de Sermaize-les-Bains (Marne). En février 2005, un tableau confié à l'Assemblée nationale refaisait surface à l'ambassade de France à Mexico.

26% de pertes aux Affaires étrangères
Longtemps, les Affaires étrangères se sont montrées peu regardantes. Les postes à l'étranger, au nombre de 192 aujourd'hui, ont été embellis au fil des ans, grâce au prêt de 19 000 œuvres. Il s'agissait de diffuser l'esprit de la France. Mais celui-ci a fini par se disperser. Selon les tout derniers pointages, le Quai d'Orsay et ses postes affichent un taux de perte d'environ 26%, soit le double de la moyenne observée par la commission. «Longtemps, nos ambassades de Prague et de Vienne ont été parmi les plus richement dotées, se souvient un bon connaisseur du Quai d'Orsay. Il arrive qu'on retrouve encore au Naschmarkt, un marché de Vienne, des objets provenant de nos représentations en Europe centrale.» Objets égarés, objets volés. «Un ambassadeur à Rome, poursuit-il, a quitté le palais Farnèse en emportant la lingerie. Dans sa précédente affectation, c'est la vaisselle qui avait disparu!»

Dans son dernier rapport, Jean-Pierre Bady note d'ailleurs que les ambassades figurent en tête des «institutions défaillantes», avec le ministère de la Culture. Mais il reconnaît que de gros efforts ont été accomplis ces dernières années. Hubert Védrine créa une mission du patrimoine en 1998. Michel Barnier rédigea une lettre aux chefs de poste à l'étranger. Et, le 24 avril 2006, Philippe Douste-Blazy adressait un télégramme aux ambassadeurs, les rappelant à leurs obligations. Quitte à insister sur les responsabilités de chacun, pénales, le cas échéant. Lors des traditionnelles réceptions du 14 Juillet, on évite depuis longtemps de sortir les cendriers de la Manufacture de Sèvres pour qu'ils ne disparaissent pas.

Au ministère de la Défense, Michèle Alliot-Marie a pris personnellement les choses en main. Une centaine de plaintes, signées de la ministre, ont été déposées devant la justice afin de permettre d'identifier les pièces exportées frauduleusement. En juillet 2005, elle diffusait une directive sur la gestion des œuvres d'art au sein de l'armée. Au ministère de la Culture, une commission teste des procédés de marquage adaptés aux supports des œuvres, allant du stylo feutre à la puce électronique.

Il y avait urgence, si l'on en juge par l'état des collections du Mobilier national, l'institution chargée, notamment, de meubler les bureaux des ministres. Sur les 16 219 œuvres recensées, dans le cadre de la commission Bady, 3 395 restent introuvables. «Quand il manque 25 centimes d'euros dans les caisses de l'Etat, les comptables doivent aussitôt s'expliquer. Récemment encore, aucun dispositif comparable n'existait pour les biens meubles, note Bernard Schotter, l'administrateur général du Mobilier national. Nous tâchons d'y remettre bon ordre.»

Le patrimoine de l'Etat n'a pas été victime d'un pillage généralisé, mais d'un incroyable manque de vigilance dans le suivi des œuvres lors des prêts successifs. Nombre d'entre elles ne peuvent plus être localisées aujourd'hui. «Nous parlons de glissement, pour ne pas dire disparition, conclut Jean-Pierre Bady. Dans certains cas, il s'agit d'un glissement progressif. Dans d'autres, malheureusement, d'un glissement définitif.»

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